Mère au ventre

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C’est une vie très lente quand on a sa mère dans le ventre.
C’est du tracas, cet encombrement.
On a pourtant passé l’âge.

Allez, sors de là, c’est pas commode, tu pèses sur l’épigastre, tu piétines mon foie, pousse toi, je dis.

Mais rien, elle fait la sourde oreille.

Pourquoi ça changerait ?

Une vie lente, ça pèse, ça encombre. C’est plein d’embarras ce poids, cette occupation interne. On peine à retrouver son centre de gravité. Placé trop haut, la masse corporelle s’allège si bien que c’est à peine si on sent le sol quand on marche. Trop bas, la glaise suce les semelles.
Parce qu’on sort. Tous les jours. Une promenade digestive ça s’appelle. Et faire les courses aussi, je l’emmène, bien obligée. Elle a toujours eu ce goût pour le très sucré, les cochonneries, M&M’s, Aribo, chocolat noisette – spécial plaisir, et j’en passe.

Elle grignotait ma mère, elle grignotait des bouts. Des bouts de cochonneries. Regarde dans le sac, il doit rester de la cochonnerie. L’arrêt du tabac, elle disait qu’il fallait bien occuper sa bouche et ses mains. Elle a pas fait d’analyse ma mère, donc elle voyait pas, et moi non plus sur le coup, mais après si, elle voyait pas comment elle me flanquait le paquet : cochonnerie. Sac. Occuper. Main. Bouche.

Après quinze ans de thérapie il en est ressorti un certain nombre de choses. Éclairant curieusement mes pratiques et goûts sexuels : emballer, déballer, nouer, fouiller, sucrer, déguster.

C’est sans doute pour ça que je lui cède si souvent rayon sucrerie, n’ayant dans le domaine du sexe  guère d’amusement en ce moment, un momentanément qui dure. Forcément, elle prend toute la place, le moyen de faire avec ça ? Difficile d’enfiler un pénis sachant qu’il y a, quelque part, sa mère au bout et sans savoir si et par où elle sera touchée durant mes ébats. Et la nausée n’incite pas à la godriole.

Fatalement ces gâteries aboutissent dans le caddy, à côté du pack d’eau et des citrons bio. La lutte est rude et inégale, elle est dans mon ventre, elle a tous les atouts en mains. Elle peut soudoyer le foie et provoquer une baisse de sucre pour m’inciter à les prendre, ses cochonneries, ça ne lui coûte rien. Comme tout le reste d’ailleurs. Le logement idéal. Je comprends qu’elle ne m’écoute pas. J’y suis bien restée 9 mois dans son ventre à elle. La période réglementaire. Et pour elle, existe-t-il une période légale d’occupation ? Pourrais-je, sous certaines conditions, lui envoyer un huissier pour la déloger ? En vertu de quel article de loi ? Et si l’huissier, une fois entré, ne voulait plus sortir lui non plus ?
Les bonnes choses, faut pas en abuser. C’est mon père qui disait ça. Sûr qu’il aurait fait un locataire moins encombrant et moins tenace. Sauf que c’est pas lui, c’est elle.

Avec toutes ces barres chocolatées, je sens bien que ça s’accumule aux cuisses, aux hanches. En plus du ventre. Ralentie, élargie et pesante. Elle a toujours été fine, elle. Tes os sont lourds, tu tiens ça de ton père, elle disait. Dont acte. La parole maternelle, à un certain âge, ça se grave dans le marbre.

Bizarrement, la balance du médecin ne frémit pas plus que ça, mon poids est resté inchangé depuis la dernière fois. Quant aux lourdeurs gastriques, il propose une fibroscopie à court terme. Une caméra dans l’œsophage. Ils vont être surpris quand ils vont croiser son regard derrière ses lunettes à double foyer.

Je ne dirai rien, personne ne croirait à un truc pareil, sauf si. Sauf si elle est prise en flag, tapie dans son fauteuil, entourée des paquets vides, des enveloppes brillantes qui bruissent dedans au moindre mouvement.

Peut-on chier sa mère ? Non. Pas moyen. Ce qui est assez logique, n’ayant aucun souvenir de l’avoir avalée. Elle s’est mise à pousser, à peser au fil des mois. Comme si elle s’assemblait peu à peu, ramassant les différents morceaux qui la composent. Un tibia, au début, c’est imperceptible. Il faut que s’adjoignent fémur, os iliaque, vertèbres, système veineux et tutti quanti pour qu’à force, raboutée clandestinement, elle finisse par être là entièrement. Ce processus est lent. La logique voudrait qu’il ait débuté peu de temps après son enterrement. Une migration inversée, non plus du berceau à la tombe mais de la tombe au ventre. Il y a sans doute une histoire de compatibilité génétique pour qu’elle ait ainsi élu mon ventre à moi et pas celui du frère ou de l’une des sœurs. Ou parce que moi, elle ne pouvait simplement pas me lâcher, elle ne pouvait pas renoncer. Elle a toujours été pugnace.

Ça fait un an, sept mois et 23 jours. La nuit qui a suivi les obsèques, à minuit pile, un coup de poignard dans le foie : son talon qui atterrissait rudement. Je ne sais pas d’où elle arrivait mais elle tombait de haut. Ce qui est étrange pour quelqu’un qui reposait six pieds sous terre depuis presque douze heures. Sur le moment je n’ai pas fait le lien bien sûr. J’ai imputé le stress, la fatigue.

Après, quand j’ai compris, je l’ai fait doublement. Et que c’était ma mère qui me faisait mal au ventre et que cette douleur, six mois plus tôt, c’était son arrivée.
Entre les deux, une succession de régimes et de cures, quid de l’artichaut en ampoule, du radis noir râpé dans chaque salade, des pousses germées en veux-tu en voilà, de la levure de bière aux multiples dérivés de la vitamine B. Et des examens médicaux sans que jamais le médecin n’ait l’air plus inquiet que ça. 
Sans oublier l’acupuncture et le yoga.
On ne pourra pas dire que je n’ai pas chômé.
Mais entre les deux je le suis devenue. Chômeuse. Ça et la mère au ventre, ça décale. On descend de la grande roue salariale du hamster si appliqué à sa tâche, si concentré sur le mouvement et sur sa vitesse de rotation. Si occupé que certains en sont morts, l’injonction de production prenant le pas sur les besoins vitaux.  Occupée, je le suis déjà, envahie, un territoire sous domination maternelle. Et mes besoins vitaux, elle ne me laisse pas les oublier, bien obligée pour son propre confort.

Ralentie, le temps laisse éclore des bulles de souvenirs perdus. Des choses ressurgissent avec une netteté inattendue. Ça doit être quand elle s’assoupit et que, enfin, pour quelques temps, les ballonnements diminuent, la nausée reflue, les hanches grippent moins.
C’est toujours la cave qui revient. Son odeur fraîche et terreuse, son enfilade de petites pièces au plafond de briques serrées. Les rangées de cagettes, l’arrondi grisé des pommes de terre et des betteraves, la fadeur sucrée des pommes d’automne, le cul rond et poussiéreux du vin aligné. Le hérisson aux  bouteilles luisantes en train de sécher. Quand ça s’estompe, il y a toujours sous mes ongles cette trace noirâtre, comme si j’avais gratté, fouillé la terre à mon insu.
Et l’odeur : une transpiration surie, témoignant d’un effort continu et vain.

Alourdie  je reste plantée à la croisée. Des carreaux, des chemins. Côté pile, celle des cochonneries au fond du sac. Une sente, un sentier, un tunnel. Côté face, la rectitude du goudron. Ralentie,  je me laisse distraire. D’un côté, à force de petits bouts grignotés ça fait cailloux de poucet, ça doit bien mener quelque part. De l’autre, les panneaux indicatifs ne manquent pas.
Ma conseillère me les a brandis au début : stage d’insertion par le travail, comment refaire son CV, comment préparer un entretien, comment s’habiller pour un entretien. Puis elle s’est lassée. Ne me convoquant plus que tous les trois mois. En ce moment, je pense qu’elle m’a oubliée. Et rien n’explique sa mansuétude.

Avancer l’hypothèse que ce qui m’alourdit au dedans me gomme au dehors ne serait pas si idiot. A bien y réfléchir la boîte aux lettres reste curieusement vide : ni pub ni relance. Comme si le facteur aussi avait eu un trou de mémoire ; je ne fais plus partie de sa tournée. Pareil pour le relevé des compteurs. D’accord la maison est un peu isolée du village. Elle ne se blottit pas comme les autres autour du clocher. Mais quand même.

Maintenant que j’y pense, ça fait longtemps que je n’ai pas poussé le caddy dans les allées de l’Inter.

Elle pèse, elle pousse. Par reptation lente, je sens qu’elle gagne.

Finalement pas sûr que la cave soit un répit. Plutôt une destination prévisible. Après tout, ça monte toujours d’en dessous. Comme elle. Et la cave, elle n’a jamais voulu en parler. Ni de ça. De l’oncle Roger et de la mise en bouteille.  Même si j’en étais pas une. De bouteille.

Elle a mis ses bras dans mes bras, ses jambes dans mes jambes, de partout elle m’a enfilée. Je résiste encore un peu pour la tête, mais je sens bien que son crâne effleure la gorge.

Gommée dehors, mangée dedans.

Bonjour maman.

4 commentaires

  1. Bonsoir M’dame, Whaou!, Je viens de lire *la mère au ventre* et bien … comment dire…. j’ai peur! Moi qui ai mal au ventre toujours et encore… j’ai vraiment peur! Tout y est, la sensation,la lourdeur, l’écoeurement, la remontée qui s’arrête à la gorge…. Je ne regarederai plus les paquets de M&M’s et autres du même oeil (remarque, merci, c’est plutôt bien pour ma ligne!). Et cette disparition au monde…. ce « fagocytage »… effrayant, j’en ai des frisson dans le dos! Parait qu’on peut leur ressembler en vieillissant, parait même qu’en se regardant de prêt dans le miroir on peut voir des traits, des mimiques identiques….. berk! quelle horreur, au secours! Mais la fuite est difficile, voir impossible on dirait… Je trouve un gôut de Kafka dans* la transformation *ou de* Horla *de Maupassant (pour l’ambiance) ou des trucs e Roland Topor, non? En tout cas, aujourd’hui, dans ce moment présent, voici comment je reçois ton texte. MERCI, car malgré l’effet inquiétant et angoissant que cela fait raisonner en moi, j’ai eu beaucoup de plaisir à lire avec l’avidité de celle qui veut savoir jusqu’où cela va aller… Merci pour cette lecture! Maintenant, pour m’assurer une nuit paisible, je vais revenir au Roman de Christophe Boltanski. Bises Gé

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