Le Marronnier

marronier

Et voilà. Il m’a planté un marronnier en plein milieu du salon. Un marronnier, oui. Dans la presse ça désigne le sujet qui revient périodiquement, telle la recette minceur avant l’été et comment perdre 3 kilos en trois jours ou la couche d’ozone et ses problèmes gastriques. Tous ces sujets au final assez rassurants puisqu’ils viennent confirmer le côté cyclique des saisons et du temps en général. Que ça revienne aussi sûrement signe la confiance inébranlable de l’homme dans sa durée. Mais un marronnier, tout comme le platane des bords de routes, ça fait de l’ombre.

J’ai beau faire la fille qui s’en accommode, je le contourne en passant le balai, je ramasse les rares feuilles qui tombent – je n’ose pas imaginer ce que ça va donner en automne –, je m’acclimate en quelque sorte à cette présence un peu incongrue mais finalement plutôt belle une fois débarrassé de ces préjugés mal placés, du type : « je croyais que ça poussait dehors ces bêtes là ? Je ne suis pas sûr qu’il aille très bien avec les murs » (tu parles, le blanc, ça va avec tout), ou encore : « et pourquoi pas un bonzaï ? ».  Je le regarde, à la dérobée, admirant le tonique de son écorce, le vert de ses feuilles, je hume au réveil la délicate odeur de ses fleurs, j’évite les abeilles au petit déjeuner : après quelques négociations difficiles pour le pot de confiture nous en sommes à un statu quo : pour l’instant elles se nourrissent sain et bio avec le pollen, par la suite, on avisera, un partage n’est pas impossible.
Il m’a prise par surprise. Je suis rentrée un soir et tout de suite il a été là. Difficile de ne pas le voir. Ce n’est pas comme un bouquet de fleurs dans son emballage transparent, lui on peut encore le dissimuler dans la salle de bain, mais un marronnier dans la baignoire, ça non. Et là, ça ne m’aurait vraiment pas plus. Mais dans le salon… C’est un art de surprendre. L’effet d’inattendu doit atteindre son maximum pour que la surprise joue à plein. Je veux dire, il n’y a pas pire qu’une surprise ratée. Soit qu’elle ne soit pas bonne – les mauvaises on s’en passerait – soit qu’elle tombe mal – choisir son moment est un art délicat – soit qu’elle soit totalement inadaptée. Là, le marronnier a réuni l’effet de l’inattendu et de l’instant idoine. J’étais de bonne humeur, c’était le début du week-end prolongé, il faisait doux, la peinture était terminée, je trouvais que la vie était somme toute jolie quand on l’attrapait par le bon bout, bref satisfaite, sans désir compulsif immédiat, ni questions existentielles pressantes « là tout de suite, pourquoi on vit ? ». Détendue donc, disponible, je dirais même : à point.
L’appartement, nous l’occupons depuis six mois. Ça s’est fait plutôt naturellement, au bout d’un an à courir d’un lieu à l’autre le besoin s’est fait sentir de réunir nos emplois du temps au sein d’un même lieu et de cesser de perdre du temps dans les trajets qui nous menaient de l’un à l’autre. Une envie d’être ensemble. Comme l’effet « impulse » des phéromones durent trois ans, et par conséquent les histoires d’amour aussi (autre marronnier de la presse féminine), nous étions dans une bonne moyenne.  Et bien que le bail dure trois ans nous étions assurés, pour l’année et demi hormonale qui nous restait d’une bienheureuse période de nidification, certains de pouvoir jouir de l’effort de cette installation. Le marronnier tient donc lieu de cerise sur le gâteau. D’aucun se prennent de passion pour la sculpture ou la peinture afin d’ajouter la touche finale à leurs espaces. Nous, nous faisons dans l’arboricole.

Bon très honnêtement, au début, une fois le premier choc passé, j’aurai préféré un gigantesque pied de marijuana, prêt à être récolté et séché, une pousse mutante de préférence. Les marrons, ça ne se mangent pas malgré ce qu’on veut nous faire croire, tout ça vient d’une confusion entre forme et fond ou contenu et contenant. Ce qui se mange, ce sont les châtaignes et pourtant jamais on entend : « chaudes les châtaignes, chaudes ! » mais bien : « chauds les marrons, chauds ! ». L’appellation « marron » s’applique lorsqu’il n’y a qu’un seul fruit dans la bogue. La châtaigne le plus souvent en produit plusieurs par coque, sauf l’espèce cultivée pour la consommation et certainement aussi les espèces sauvages, mais moi, j’ai toujours vu, après m’être piquée les doigts, deux ou trois fruits et pas un seul dodu et gonflé à l’intérieur de la chaire blanche et pelucheuse. Donc, le marronnier du salon n’est pas comestible. Ni fumable.

Il est vrai qu’il présente un support à la fantaisie érotique à laquelle je n’aurai guère pensé sans sa présence. Ses racines protubérantes offrent niches et extensions où le corps se déploie en des positions inattendues, sans doute rêvées et oubliées lors de ces songes d’apesanteur où soudain il est possible d’adopter toutes postures inimaginables. L’arbre marronnier entre terre et ciel, entre racines et branches basses se prêtent à de multiples prises toutes riches de sensations, parfois de drôleries, qui nous laissent haletants et comblés. De plus, pour les entrées intempestives des connaissances – nous ne fermons jamais la porte à clé, croyant dur comme fer que c’est la fermeture qui incite à la fracture – les feuilles épaisses nous dissimulent le temps de récupérer sous-vêtements et tenues éparpillés dans les branchages afin de nous présenter, les joues un peu roses et les yeux brillants, au moment de l’apéro – heure favorites de grands fauves urbains pour se réunir. Notre maison y gagne, c’est certain. Un peu surpris au départ, nos amis se sont si bien habitués à cette présence qu’ils en éprouvent le charme et l’attraction puissante. Certains envisagent même de suivre l’exemple de Serge en installant un arbre chez eux. Mais Serge ne veut rien dire du secret de cette présence. Comment a-t-il fait pour faire littéralement apparaître ce marronnier de taille respectable – à vue de nez une bonne centaine d’année – dans un espace qui lui est si contraire ? Comment ses racines ont-elles pu se transplanter entre le sol du salon et le plafond des voisins ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr c’est que loin de dépérir il « profite » comme on le dit d’un enfant de retour de vacances campagnardes où le grand air et une saine nourriture l’ont rallongé de dix bons centimètres en un été. J’ai bien l’impression que le marronnier subit le même phénomène. De jour en jour et au fil des semaines il devient plus dense, plus tangiblement là comme si notre présence permanente lui donnait un appui et une satisfaction rare. Les échanges de bons procédés entre lui et nous, et pas seulement pour la gaudriole, ont l’air de lui plaire. Nous avons remisé le tancarville à la cave et le linge sèche désormais aux branches. Les jours de grandes lessives il se part des draps blancs avec une prestance qui nous enchante. Au croisement de deux branches il offre une assise confortable pour la lecture et un peu plus haut deux excroissances sont parfaites pour les parties de backgammon qui se jouent en trois branches, pardon, en trois manches. Bien sûr nous avons dû modifier quelque peu l’aménagement de la pièce principale au fil du temps pour coordonner l’espace à sa mesure. Il est désormais le centre d’où s’organisent nos activités.

Le marronnier pose sa question, réitère sa demande depuis le jour de son apparition. En fait il présente le souhait de Serge. J’en viens à me demander, au fil des semaines, qui, de la question ou du marronnier, est arrivé en premier. Mais quoi qu’il en soit, ils sont désormais liés. L’arbre entier frémit et murmure dans le jour, soupire doucement la nuit. Comme si le vent du désir se reposait dans ses branches. Non pas une bourrasque, une urgence, un orage mais le continu de ce désir têtu, insistant. Il y a là un but qui cherche à être atteint.
Mes trois cerveaux sont entrés en action, ils se repassent la patate chaude, une course de relais qui affine tous les aspects de la question jusqu’au verdict, la réponse en somme à une situation donnée. Les neurosciences, très en vogue depuis quelque temps, ont assez étudié ce fonctionnement par l’expérimentation sur les souris, rats, chimpanzés, hommes et j’en passe, pour établir une cartographie relativement fidèle des circuits de décision. Bien qu’il reste de nombreuses énigmes, les principales molécules ont été repérées, localisées et reconnues dans leur action.
Le marronnier est étonnant certes mais non menaçant. Si cela avait été le cas, j’imagine que le cerveau reptilien aurait mis en place une série d’alarmes propre à assurer la survie de l’espèce en ma personne. Il ne l’a pas fait. Le paléocortical, la partie du cerveau désirante qui régit l’affectif sur le mode récompense/punition a pris le relais. La question est si nouvelle que le système d’apprentissage n’offre pas de réponse adaptée. Enfin elle est entièrement neuve pour moi. Si j’en crois ce que je vois autour de moi elle a été réglée depuis longtemps. C’est le cortex, le raisonnant, le maître d’œuvre, l’orfèvre du langage et par là du développement conceptuel qui s’est donc saisi du problème. Sauf qu’il a très vite été submergé par le brouhaha des différentes données sans pour autant statuer. Dans l’expectative il a choisi le retrait avec un air dédaigneux du genre « ben débrouille toi ma fille, moi je m’en lave les mains de cette histoire j’ai bien assez de sujets à traiter par ailleurs ! ». Résultat : aucune des parties de mes méninges ne m’a réellement apporté son soutien, juste une succession de retrait sous divers prétextes fallacieux. Mais l’arbre est toujours là, porteur de son énigme. Personne n’ira retiré les marrons du feu pour moi, ça c’est sûr et certain.

Pour être tout à fait honnête, j’ai toujours considéré que cette question qui occupe une large part de l’humanité (je ne dispose pas vraiment de chiffres à ce sujet) ne me concernait pas. Que malgré ma signature sexuée, dont je profite allégrement par ailleurs, cette partie là de la biologie n’entrait pas en ligne de compte, enfin pas plus que nécessaire. Je voyais bien autour de moi que cette question pouvait faire souffrir certaines amies et je compatissais du cortex, le limbique n’étant absolument pas concerné. Globalement, il me semblait que les femmes étaient majoritairement concernées et que les hommes se pliaient, subissaient ou fuyaient ce sujet. Ou, comme moi, y étaient plutôt indifférents. Cela arrivait, se passait et se déroulait dans un univers parallèle. Je me demande tout à coup combien se sont adonnés à la plantation arboricole en lieu clos… Serge peut-il être un cas unique ?
Alors que je ne cesse d’y revenir, à ce marronnier, lui agit avec un parfait naturel. Je ne discerne en lui aucune inquiétude, ni impatience. Il a planté un arbre dans le salon et puis voilà, il n’y a pas de quoi en faire un plat. Comme s’il y avait des rituels aussi secrets qu’évidents qu’il ne sert à rien de ressasser. Je me demande si hormis notre distinction chromosomique il n’y aurait pas aussi dans la différenciation sexuelle une façon de distribuer les molécules propres à chaque sexe, une alchimie non pas seulement biologique mais corticale : les inquiétudes et les questions, les alarmes et les attentes n’agissent pas aux mêmes endroits. Bien sûr, l’histoire culturelle et familiale nous assigne peu ou prou à une place plus ou moins déterminée et cela n’est sans doute pas sans jouer un rôle notable. Mais quand même. Sa sérénité me laisse quant à moi songeuse.

Il y a un avant et un après marronnier. Le vrai calendrier de nos vies tient très peu compte de l’écoulement annuel et des rituels cycliques que – étrangement – l‘homme moderne a conservé pour leur valeur marketing : fêtes des mères, des pères, des grands parents, des frères et sœurs, des célibataires sans compter les deux grandes messes des soldes. Toutes ces dates nous accompagnent qu’on le veuille ou non. Mais ce sont mes souvenirs qui ordonnent mon temps intérieur et c’est à partir d’eux que j’envisage ce qui advient. Nous avons tous, sur les thèmes essentiels mais aussi curieusement sur les plus inutiles, une mémoire. Si l’on interroge n’importe quel terme, si on écoute comment se présente ce qu’il évoque, une tranche d’évènements se détache : « balle » et je sens dans mes paumes la rondeur de celle qui rebondissait contre le mur de crépi courbe, puis ma totale incapacité au football, puis mes chiens qui les aimaient bien, mais pas de la même façon, puis le jonglage et sa subtile élégance donnée au corps qui le pratique… « Tournesol » : la craie grasse du dessin, puis le bouquet dans la cheminée éteinte, puis un marché en plein air, puis le damier vert et doré… « Cahiers » : l’odeur de guimauve de la colle Cléopâtre, le plastique transparent des couvertures, la tyrannie des lignes et la révolte des lettres empilées à toute force dans l’horizontal, puis un « outil  pédagogique » incessant, cahier de surveillance, de notes, de d’appel, de présence, de liaison. « Carnets », aussi proche soit-il résonne bien différemment : jouissance de la plume, fluidité de l’encre, ses couleurs, le secret, le dedans, chuchotement de papier, perspective des lignes, et ceux de Malte Laurids Brigge. Chaque évocation pouvant donner naissance à d’autres associations à l’infini. Et entres ces myriades de bulles mémorielles, nos pierres blanches : les premières fois. De la toute petite enfance au jour d’aujourd’hui et je l’espère dans les temps à venir.

Le marronnier de Serge est une frontière. Avant que le cognitif ne jette l’éponge, lorsqu’il en était encore aux compulsions de données, et avant cela, lorsque cet arbre a surgi au mitan de nous, avant toute réaction logique, il y a eu en moi un acquiescement. Auparavant, j’avais toujours louvoyé avec la question du marronnier ou tenter de l’éviter. Je ne sais quelle partie du cerveau sonnait l’alarme mais elle résonnait haut et fort dans le genre « courage, fuyons ! ». Mais quelque chose a dû se passer.
Acquiescer est très différent d’accepter. C’est que je me suis dit après coup. Même si le dictionnaire des synonymes les donne pour équivalents leurs racines latines les distinguent assez clairement. Accepter se colore d’une certaine contrainte proche de la résignation, d’un délai de réflexion, on entend résonner le pour et le contre, le « refuser » pèse dans la balance. En définitive, c’est un verbe qui est régi par un mode binaire : oui ou non, blanc ou noir, dedans ou dehors. Les contraires se font faces, alternance de cases noires ou blanches. Un échiquier.
Acquiescer signifie littéralement « se reposer », la grande détente du repos, hors de la tentation de la contradiction. Ce calme là, au dedans, c’est l’acquiescement. Et c’est bien celui que j’ai ressenti juste après la surprise. J’ai acquiescé à son désir, celui de Serge, formulé en quelques mots, « j’ai envie d’un enfant de toi », d’où a surgi le marronnier.
L’arbre qui contient la forêt.

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