Dans les boutiques d’occasion, ce compagnonnage avec les femmes antérieures, forcément vivantes, qui ont choisi de venir déposer des morceaux de leur dressing, puisque dépôt-vente ça s’appelle, quitte à les reprendre au bout d’un certain temps si ils n’ont pas trouvé acquéreurs. Jamais on ne pense que ça pourrait être autre chose. Que glissé parmi d’autres, une robe, une jupe, un pull pourrait être ceux d’une morte.
Jamais.
Pourtant ce fatras là, oui, fait partie de ce qui reste. Des restes d’une vie au même titre que les livres, les papiers administratifs, le linge – draps, enveloppes de couettes, taies d’oreiller, serviettes, les meubles, la vaisselle, la ou les voitures, une maison même. Il y en a des récits sur ces gestes tristes accomplis par les vivants pour se donner de la place, pour faire place nette. On dit héritage ou transmission. Pour bien des raisons, ce qui guide les mains – garder ou jeter ou donner mais se débarrasser surtout –, tissé des milles sentiments de la relation vécue avec le ou la disparu(e) est si intime que c’est à chacun de faire avec.
Et puis un soir, lors d’un dîner, au milieu des paroles qui s’échangent, des dialogues qui se nouent dans une vaste tablée, en te regardant, te soupesant presque, D. vive et fine, vêtue d’un ensemble orange de laine, parle de la vente privée de vêtements d’occasion qu’elle organisera bientôt dans sa guinguette fermée pour l’hiver. Pour des raisons vaguement familiales, elle est dépositaire du dressing incroyable d’une femme décédée.
Une dingue de fringue.
Trente ans de vêtements de la vie d’une femme disparue.
Ses multiples enveloppes.
Elle parle du trouble qu’elle ressent parfois dans ses essayages à retirer un long cheveu blanc pris dans le tissu. Parce qu’elle l’a connue cette femme là. Penser que les cheveux sont ce qui poussent encore un peu après la mort d’après ce qu’on en dit et qu’il est bizarre ce raccourci du cheveu perdu lorsqu’elle était vivante trouvé après sa mort sur les vêtements qu’elle ne mettra plus. Demander la taille, vaguement attirée, un peu répulsée, curieuse. 38-40, du M voire du L. La réponse éclaire son regard passé sur ta morphologie, la bonne taille on peut le penser, oui.
D. dit aussi sa sidération devant le monceau de vêtements, que c’est fou, le nombre de manteaux par exemple et les ceintures, n’en parlons pas, des robes en veux-tu en voilà, des pulls et des jupes, bref tout est trop, démultiplié, d’où la nécessité pour s’en débarrasser de les vendre. Oublier où ira l’argent de cette vente, oublier aussi pourquoi c’est D. qui se charge de cette mission, hormis son amour du vêtement, de la sape, ce qui la relie vaguement à la disparue, la sœur de la seconde femme d’un oncle ? Quelque chose de lointain en tout cas. Ce qui est sûr c’est que les proches, non, ne veulent pas l’assumer et qu’elle s’est proposée.
Quinze jours plus tard, la terrasse couverte de sa guinguette est transformée en hall aux vêtements, vaguement classés sur les tables par type, dans des sacs et cartons posés à même le sol. Suspendus ici et là pour les manteaux et les ensembles. L’arrière saison est belle, la fraicheur apaisée par le soleil radieux, les vignes sur la route, alignées en ton ocre et rouge dévalent des coteaux. Les arbres qui bordent le fleuve, des flammes jaunes et or dont le reflet est à peine brouillé par les rides de l’eau. Une apothéose vivace et drue qui dissimule l’hiver gris et terne à venir. Comme les vêtements de cette femme qui, – tout en ne parlant que d’elle, des myriades d’instants éprouvés à leurs contacts, du moment de l’achat, de ce qu’elle a vécu en les choisissant, en les portant, en les oubliant, un clou chassant l’autre, – la dilue par leur quantité et leurs styles très différents. À la fois réuni et fuyant le fantôme volète au-dessus des acheteuses qui tripotent, saisissent, essaient vaguement, posent sur elles ou tiennent à bout de bras ces vestiges.
Vautours autour de la charogne. On pourrait assez vite gommer l’origine et le point commun de ce déballage, cette femme unique. Si on l’ignore, et bien ce sont juste des vêtements d’occasion, une bonne aubaine. Mais l’oublier est impossible. Te demander si ton propre placard sera ainsi un jour dispersé à l’encan. Soit elle avait beaucoup d’argent soit des combines, ce qui est sûr c’est qu’elle était addicte à la sape, aux fringues, une compulsive de l’achat, une virago de la mode. D. semble elle aussi appartenir à ce cercle de compulsives débarrassées de toute honte, elle évoque S., une amie qui fait des ventes de fringues chez elle, voyageant beaucoup et ne pouvant s’empêcher d’acheter, elle les revend et souvent on y trouve le même vêtement en plusieurs coloris. D., ça la fait rire.
Les manteaux ont en commun de faire carapace, ils sont épais, lourds, envahissants. L’un d’eux composé de larges pans de cuirs teintés de verts et réunis par une couture apparente est doublé de laine douce. Trop rigide pour avoir gardé la forme du corps qu’il a abrité. Il se tient droit sur son cintre. L’enfiler donne certes une impression de confort, le vent froid ne pourra rien contre lui c’est certain mais le garder une seconde de plus fait craindre de rester à macérer dans les peurs qu’il contient. Du moins c’est la sensation qui domine. Pourtant il y a aussi des matières souples et caressantes : pyjamas, nuisettes, peignoirs de soie, tee-shirts coton et soie idem, pulls fins de cachemire et d’angora, une improbable robe de soirée aux fines bretelles et aux couches de tulles noirs. Mais ici et là revient la carapace, le vêtement comme une plaque, lourds ponchos, pulls de laine épaisse et raide, multitude de ceintures larges et colorées.
Le seul manteau souple en laine bouillie anis est raflé à peine sortit du grand sac où il était stocké.
Raté.
Regarder aussi, devenir l’une des charognards. Repartir avec trois pulls doux, une veste et un sac à main. Pas chers payés c’est sûr mais si lourd du ressenti de cette incursion dans les dépouilles. Plus tard, en les lavant à la main pour les débarrasser de leur parfum têtu et discret, une odeur de lessive et de placard propre oui mais d’un intérieur qui n’est plus, – vision fugitive d’une femme de ménage s’occupant du linge -, en caressant sous la mousse les lainages puis en les rinçant, en les essorant doucement dans une serviette éponge avant de les mettre dehors à sécher au soleil et à plat, ne pas cesser de penser à cette inconnue, sentir entre l’eau et la laine des bribes incompréhensibles d’émotions, sans réussir à les nommer, brassées dans l’eau tiède, parler avec celle qui n’est plus là, sans même vraiment s’en rendre compte, un échange silencieux et inaudible continu, qui ne cherche qu’à rassurer, à adoucir pour la morte la perte de ces enveloppes douces des vivants.