# – Indistinct /e

indistincte2Parce que soudain, ce besoin de l’indistinct, ce besoin de se fondre, mêlée à l’air, au nuages, aux bruits au dehors, à la clarté nette des pièces, un besoin de non visibilité, de non repérage. Ce besoin d’échapper aux cases, aux statuts, au rendre compte, aux projets dit professionnels, autant d’alibis pour occuper la vacuité criante qui tait son nom, d’échapper au compulsif social, aux questions :

Mais tu fais quoi de tes journées/ ?

Qui laisse un peu stupide, sans mot sous la langue, qui font tomber dans le silence, dans le désarroi, voire, au pire, dans la culpabilité

C’est vrai, qu’est-ce que quoi de ces journées ? qu’est-ce que quoi de ce plaisir singulier à ne pas devoir rendre des comptes, à aimer les heures du jour pour leur lumière, à aimer les étendues vides des pages de l’agenda, soudain vierges, soudain débarrassées du grand affairement, de l’organisation, des « à faire » liste infinie, des rendez-vous, de cette grande occupation que l’on dit nécessaire,  à aimer, – presque, elle y arriverait même quelque fois – la trouille, la peur du vide, du temps vain qui s’accumule, du rien qui en sort, de l’indistinct oui, des journées qui passent, de la difficulté à se souvenir de quoi ont été faits les jours du début de la semaine, ou de la semaine précédente,

Mais tu fais quoi de tes journées/ ?

Et ce bonheur presque de sauvagine à être debout très tôt certaines fois, parce que la corps a assez dormi et non pas parce qu’il y a un départ, une organisation, un déplacement, un travail – enfin ? – à fournir, à fourbir, faire, produire

ce bonheur à goûter l’opaque de l’obscur derrière le bois des volets dont la découpe  n’apparaît pas encore, signant le très matinal, les gestes habituels du matin soudain plus nets, plus bruyants, plus denses : l’eau qui bout dans la bouilloire, l’odeur du café qui s’élève du filtre, le miaulement des chats, leur hâte au bruit du sac de croquettes, leurs mâchoires en petites dents qui croquent dans la gamelle l’amoncellement marron, leur concentration à tous en rond autour de la nourriture tandis que le café s’égoutte, fuir la radio, mettre de la musique, choisir des inusités pour 6h du matin : Concerto brandeburghesse n°1 de  Bach ou avec Monk’s Dream de Thélonious Monk, mélodies qui caressent la peau qui se réveille, avec la brume du sommeil qui s’écoule en filet tiède tandis que la première gorgée du café noir signe le jour, savourer de n’être nulle part pour personne, d’être indistincte socialement, clandestine et sans reproches

Mais tu fais quoi de tes journées / ?

elle demande, elle qui ne peut exister sans la ville autour et qui esquisse une moue de dégoût au mot « campagne » – et au mot « village » c’est l’effroi -, elle qui a besoin des lumières, des gens, du mouvement des voitures, des boutiques, elle qui ne peut imaginer arrêter les listes en continu derrière son front, ce tout ce qu’elle ne fait pas en ne faisant rien qui la talonne, car ne rien faire c’est n’être rien et qu’il faut dans mon métier tu comprends, il faut être là, se montrer, être dans l’action, la provoquer, proposer, connecter, actionner le monde autour de soi, agir, biffer dans la liste, rajouter encore parce que, sans la liste, qu’est-ce qui resterait ?

Ce bonheur là, sentir que la nuit cède parce qu’on a entendu les oiseaux s’ébrouer, tenter les premières trilles, parce que la cafetière est vide, parce qu’on est loin déjà à l’intérieur des pages du livres, enfilée soi-même de mots, tramée au papier, parce que la plume a noirci les pages et que soudain le jour rattrape ce qu’a ourdi le matinal, que la musique s’est tue et que c’est dans le silence le miaulement interrogatif d’une des chattes, au sol, les yeux levés, qui manifeste qu’il serait bon et séant de l’accepter sur ses genoux quelques instants

Indistincte, oui, ouverte au temps, déséquilibrée par cette offrande, affolée parfois, oui, rattrapée par tout l’argumentation d’une vie utile, du faire utile, du quelque chose de sa vie, d’être quelqu’un de bien, de prouver que sans cesse, je vous assure, on se bat pour correspondre à l’attendu de la case dans laquelle on s’est rangée, qu’on a bien délimitée, que l’on peut revendiquer par un métier, un compte en banque, ses courses, ses achats, ses relevés bancaires qui attestent qu’on l’est bien, utile, qu’on participe, bon gré mal gré, à la société, qu’on se tient informée, qu’on signe bien les pétitions parmi toutes celles qui vous parviennent via le net,

et que non,

on n’est pas de celle qui abandonne, qui s’éloigne, qui hume le goût de l’instant, qui s’enchante le nez plongé dans le poil du matou, reniflant l’odeur fraiche de la nuit, l’odeur douce de la bête, de son abandon sous la caresse, de son cou relevé et de ses yeux mi-clos, de ce ronronnement prolongé, est-ce une vie, cela, caresser des chats, les observer, sauver un oiseau de leurs pattes, le voir s’envoler, ramasser les souris mortes déposées sur le bois clair du plancher,

ni de celle qui s’éloigne, qui s’enfonce au long des bordures du fleuve, celle qui marche, dans l’élan du corps, l’étendue de la cuisse, l’assurance du pied, les yeux ouverts, l’oreille à l’affût, aimant cette eau là, ces longs muscles changeants, son miroitement, aimant la pluie et le vent, aimant ce corps réconcilié parce qu’il porte plus loin ou dort plus profond ou attrape le tempo d’une mélodie qui le met en mouvement

indistincte1

Indistincte, enfouie dans la langue qui frappe, saisie par une phrase, dérobée dans un chapitre, lire écrire continu mêlé, passer de l’un à l’autre, descendre dans l’obscur palpitant, toucher les parois, se blottir dans la grotte, téter les stalactites, charriée de mots, phrases, mondes là qui ne trahissent pas, qui ne font que s’ouvrir, encore et encore, l’un dans l’autre, l’un par l’autre, n’être que navette dans la trame,

Indistincte, quitter l’utile, laisser tomber les défroques inventées pour donner consistance au masque, pour tenter de se rejoindre de l’autre côté du miroir, oublier le miroir, le reflet où se quête l’approbation,

soudain

ne plus chercher à être approuvée, reconnue, située, repérable, localisable et localisée, ne plus chercher désespérément à plaire, aux autres et, à travers eux, à soi,

Les mains ouvertes lâcher le fatras, le paquet, les questions incessantes, les justifications, les alibis, la mauvaise fois, l’inconstance, la critique

Sentir le vent, entrer dans la forêt, accueillir l’indistinct

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4 commentaires

  1. Merci Cht ! Rester dans l’indistinct. Merci Pomme pour « Ce bonheur presque de sauvagine », ces réveils d’avant l’aube convoquent ceux de Bergounioux dans ses carnets. Et le café, Peter Falk qui savoure, dans les Aîles du Désir… De rebonds en rebonds !

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