Les lignes de la ville sont sourdes et invisibles. Elles obéissent à des tensions autonomes des urbanistes qui l’ont conçue. Ces forces-là traversent quelques prophètes, ceux qui mendient aux pieds des monuments, églises blanches et hautes, tours de métal luisantes, places ouvertes aux fontaines murmurantes.
Les pierres de la ville s’imbriquent, damier du sol, des rues, des pans de murs, des trottoirs, du dallage d’anciennes ruelles. Les pierres de la ville captent le bruit des ferrailleurs, des ramasseurs de verres, les voix qui s’emmêlent dans les hauts quartiers, la circulation rapide du périphérique plus loin et toujours la pierre, même invisible, recouverte du gras de l’asphalte, concassée le long des égouts, émiettée en gravier depuis la carrière, découpée en blocs clairs et rectilignes le long de la jetée qui ouvrent le ventre de la ville sur la largeur du fleuve.
Dans le rêve, tu déambules le long d’une vigne qui borde le haut de la cuvette où s’étage par paliers la ville grouillante, tu sens la vibration des pierres résonner entre tes jambes, frapper tes os, marteler vertèbres et carpiens, se faufiler aux nœuds des tendons et des muscles qui te permettent d’avancer. Le raisin est mûr et lourd, grappes qu’on dirait publicitaires sous le feuillu qui les protège. Tu sais que c’est là qu’il faut que tu tiennes. Juste sur le bord, le premier prophète défroqué a insisté là-dessus en partant, te présentant ses fesses nues, un peu poilues et rondes au détour du couloir d’une maison compliquée dont tu te souviens avoir eu de la peine à t’extraire. Tu as un rôle à tenir dans ce qui advient par cette perception particulière qui t’es échue : nécessité pour toi d’attraper la plus haute des notes de tensions et de ne plus la lâcher, de la suivre quel que soit les lieux à traverser.
La nature meuble et irrégulière du terrain t’oblige à regarder le sol, la terre est rouge sous tes pieds, mêlée de cailloux ocre et concassés. Tu ne sais donc pas d’où surgit le deuxième prophète, juste vêtu comme il se doit d’un pull usé, balançant son appareil de couilles et de queue à chacune de ses enjambées, lorsqu’il t’arrête et te tend, – épaisse, noire et lourde -, la corde roulée, un serpent assagi en une digestion lente et ensommeillée. A l’épaule maintenant son poids ponctue ta marche, lui donne assurance.
Ça résonne toujours dans tes os mais la vibration reste confuse. Au bout de la vigne tu débouches sur les premières masures du Gao, soudées les unes aux autres en ruelles serrées. Le bidonville coule comme de la boue jusqu’au bas du premier degré de la ville, la longe comme une plaie puis se subdivise en deux bras distincts qui mêlent leurs teinte brunes aux glacis de la cité jusqu’au fleuve.
De cette hauteur tu vois bien son tracé précis et anachronique. Tout à l’heure lorsque la note tiendra ton bassin, te tirera en avant, tu auras le sentiment d’avancer dans le dédale d’une termitière.
C’est juste avant les abords de l’eau que tu noues l’extrémité du cordage à l’anneau scellé dans la première façade où la pierre ressurgit entre la brique et le mortier. La corde s’éveille alors, fouettant l’air pour se précipiter vers l’eau et se jeter dans le courant violent formé par le coude du fleuve. A chaque pas tu te rapproches de cette masse liquide qui se tord et s’ébroue, tu entres dans l’eau au moment où la ville de pierre et de métal commence à s’effondrer, ses étages en gradin s’écroulant les uns sur les autres dans l’évidence d’une logique non perçue par les concepteurs.
La ville vient vers toi dans ses ruines, plan par plan, un jeu de cartes gigantesque et mouvant dont les arcanes tournoient avant de s’effondrer. Tu es dans le fleuve, tu es le fleuve, le long du cordage noir et dense, tu te dissous dans cette eau amère, ne reste que ton regard qui tient dans son ampleur la catastrophe qui jette la ville à bas, puis tes yeux eux-mêmes s’annulent, tu ne perçois plus que le mouvement de l’eau et un chuintement doux et répétitif qui te berce.
Tu t’endors alors et au réveil la neige est encore plus épaisse que la veille.